EX MACHINA

Entretien entre Emma Cossée Cruz et Juliette Persilier en septembre 2024 dans le cadre de l'exposition personnelle de l'artiste au Centre Claude Cahun


L’exposition Ex machina restitue le travail mené par Emma Cossée Cruz depuis un an dans le cadre de sa résidence à Artlabs, un laboratoire d’impression fine art situé à Nantes et Bordeaux, et proposée par le Centre Claude Cahun. Cette résidence lui a permis de prolonger sa réflexion autour de la série Théâtre de machines, un projet d’installation photographique inspiré des ouvrages de la Renaissance du même nom.


JP : Les Théâtre de machines de la Renaissance, ces ouvrages présentant des «machines et instruments plaisants à considérer et très-utiles à pratiquer» (Jacques Besson, Théâtre des instruments mathématiques et méchaniques, 1578), étaient illustrés de planches gravés en noir et blanc d’instruments mécaniques. De même dans ta série, tu montres des machines d’imagerie médicale, un objet technologique peu photographié. Finalement, ne serais-tu pas l’inventeure de ces machines, dans le sens donné à la Renaissance à ce mot, c’est-à-dire celle qui rend visible une technologie, après l’avoir étudiée et expérimentée ?

ECC : En Occident, une majorité de personnes ont touché ou ont été touchées par des équipements d’imagerie médicale. Souvent cela a lieu lors d’un moment orchestré par le personnel du centre de santé et restreint par la cadence des rendez-vous. À l’inverse, j’ai souhaité passer du temps seule avec ces machines, sentir leur volume, leur déploiement dans la pièce, imaginer à quelle partie du corps elles sont dédiées. Selon leur forme, elles évoquent des périodes plus ou moins récentes. Les marques qu’elles arborent dialoguent avec l’histoire de la photographie et celle de l’industrialisation de la santé et de la main mise de groupes privés. Pour moi ces machines sont inquiétantes et en même temps elles donnent envie de s’y blottir, d’y chercher du réconfort ou de l’espoir. Dans mon histoire familiale elles ont à la fois sauvé et échoué. C’est peut être cette relation à la technologie que je souhaite rendre visible, empreinte d’une inévitable ambivalence.

JP : Pour ta résidence, tu as bénéficié de la proximité avec des machines d’impression aux technologies récentes dans les ateliers de production d’Artlabs. Comment ont-elles fait évoluer ta série ? Comment l’ambiance de l’atelier de production a influé sur ton travail ?

ECC : Je suis arrivée à Artlabs avec des tests de transfert photographique visant à incruster l’encre de mes images à la surface de plaques de placo-plâtre. En testant les possibilités d’impression du laboratoire, l’impression UV, la sublimation, les traceurs, je me suis rendue compte que la technique de transfert était celle qui m’intéressait le plus car elle permet un rendu des images très précis tout en conservant une large part de travail manuel et de hasard. C’est lors de cette première étape, lorsque je côtoyais de près les équipement d’Artlabs, que j’ai eu envie de photographier des machines qui produisent également des images : les machines de centres d’imagerie médicale. Ces machines sont issues de technologies de pointe et en même temps elles sont manipulées par des personnes, les images produites restent interprétées par un regard qui les analyse. Ce lien entre l’outil technologique et une part, même réduite, de subjectivité m’intéresse. C’est également ce que j’ai observé à Artlabs : la relation à l’outil de production, le soin qui est apporté aux imprimantes, les tests effectués chaque matin, l’écoute des sons qu’elles produisent, l’observation lors des tirages. Les équipes ont été très accueillantes, curieuses et généreuses. Elles m’ont partagé leur quotidien de travail, m’ont accompagnée dans mes expérimentations. J’ai été très influencée par leur attention accordée aux gestes : la manipulation des papiers, l’emballage des photographies, le savoir-faire de l’encadrement qui nécessite et de la force et de la délicatesse.

JP : Tu as choisi de présenter cette série en impression transférée sur plaque de placo-plâtre. Peux-tu nous expliquer cette technique, qui rappelle quelque chose de la fresque ?

ECC : Je vois effectivement Théâtre de machines comme des fresques contemporaines. Le placo-plâtre de 13mm constitue nos murs actuels, on en est perpétuellement entouré·e·s mais c’est un matériaux qu’on oublie et qui surprend par sa fragilité. Dans l’installation, les plaques de plâtre sont suspendues au plafond et reposent au sol, elles ne sont donc pas dissimulées et elles ploient comme des feuilles de papier. À leur surface se trouve l’image transférée. Cette technique de transfert rappelle les décalcomanies ou les tatouages carambar car elle permet de faire passer l’encre du tirage photographique sur la plaque de plâtre. Cela inclut plusieurs temps de séchage et un travail assez physique car il faut mouiller et frotter le papier longtemps pour qu’il se détache et laisse apparaître la photographie. Le hasard et l’accident sont donc conviés, les bords ne sont pas nets, la précision du rendu dépend de la surface du plâtre. J’aime beaucoup ce moment de découverte de l’image finale qui est forcément différente de la photographie que j’ai prise.

JP : Dans l’exposition au Centre Claude Cahun, ta série construit un nouvel espace. Chaque œuvre sur placo-plâtre est son propre support, sa propre cimaise d’exposition. Comment est-ce que tu envisages le rapport de tes œuvres à l’espace ?

ECC : Je ne cherche pas à nier l’espace d’exposition mais à l’intégrer, à le faire dialoguer avec les espaces représentés dans mes photographies. Ici il s’agit presque de surjouer l’espace en utilisant le placo-plâtre qui est constitutif des lieux d’exposition. Les centres de santé que je photographie sont souvent des espaces génériques, ils pourraient se trouver n’importe où en France. Dans ma manière de les photographier puis de les présenter dans l’exposition, je cherche à créer des sensations physiques : j’aimerais que les visiteur·euse·s n’ait pas seulement à regarder mais puissent également ressentir des rapports de poids et d’échelle, entendre le son de la vibration du placo suspendu, aient envie de toucher leur surface. C’est ce que j’aime avec la photographie, être d’abord déterminée par le cadre puis aborder l’exposition dans son ensemble et créer un espace traversé par des sensations et des affects.

JP : Tu présentes également la série Les admoniteurices, où tu photographies des visiteur·euse·s d’un parc de réalité virtuelle dans des ruines à Rome. Les masques hygiéniques qu’iels portent concentrent toute l’attention sur leurs regards, et créent une sensation d’inquiétante étrangeté, de surgissement d’un rapport d’intimité incongru entre elles, eux et toi. Est-ce la réalité virtuelle qui provoque ce décalage du regard, ce surgissement brutal de la réalité ?

ECC : Lorsque je les regarde, je suis habitée par cette question : qu’est-ce que ces personnes voient que je ne vois pas ? Que je ne peux pas voir. Les visiteur·euse·s de ce site touristique sont plongé·e·s dans une expérience visuelle et dans un récit historique. Lorsqu’elles regardent, même sans casque de réalité virtuelle, elles voient également l’image d’un passé qu’elles viennent de découvrir. Elles sont dans un entre-deux, une faille spatiale et temporelle. C’est pour cela que lorsque je suis entrée dans le parc pour parcourir les ruines antiques, que j’ai mis un masque hygiénique autour de mes yeux et que j’ai porté un casque VR autour du cou, il m’a été impossible de photographier. J’étais moi aussi dans la faille, spectatrice d’une histoire et d’un parcours déjà écrits. Je devais être à l’extérieur pour capter cet échange de regard que tu décris très bien.







DES CORPS VIBRATILES

Emma Cossée Cruz en conversation avec Karin Schlageter le 06/12/2023 à Marseille dans le cadre de l'exposition 276 kg organisée par le Frac Sud - Cité de l'art contemporain


KS : Ta pratique artistique, qui mêle photographie, vidéo et installation, découle de la rémanence de certaines images dans ton champ visuel et dans ton horizon mental, comme si une forme de persistance rétinienne te guidait dans l’exploration des sujets que tu t’attaches à développer, à déplier.

ECC : Mon travail se déploie sur des temps assez longs, des boucles temporelles qui durent deux à trois ans. Il y a d’abord une idée qui reste en arrière-plan. Si elle revient régulièrement au premier plan, je finis par la réaliser. Mes productions récentes découlent d’une interrogation autour du poids, de la charge, mentale et physique, qui était en latence dans mon travail et attendait de prendre forme. Je m’interroge depuis longtemps sur la question de la performance, et sur le rapport que nous entretenons à nos corps aujourd’hui. Par exemple : la question de savoir ce qu’est « une bonne posture » ? D’un point de vue méthodologique, je procède souvent en regroupant des images d’inspiration et des notes photographiques autour d’un sujet, auxquelles je joins des travaux d’autres artistes et des références conceptuelles. Dans ce cas précis, il y a notamment un corpus de photos prises avec mon téléphone portable de poids de chantier que l’on peut trouver sur des aires de fitness et de musculation en plein air. Ces objets m’intéressent parce qu’ils sont lourds mais circulent néanmoins dans les villes, grâce aux poignées dont ils sont équipés. Ils sont calibrés pour correspondre à un poids que l’on juge acceptable de porter sur un lieu de travail. Leur relocalisation depuis les chantiers sur ces aires de fitness les transforme en éléments de loisir. Ainsi, ils me semblent articuler le rapport entre la charge au travail et dans la musculation.

J’associe à ces recherches formelles et visuelles des références à des textes. Ici en l’occurrence, j’ai lu les écrits de Richard Serra sur le poids, des textes de Christophe Tarkos… Ces recherches décantent durant plusieurs années avant de se concrétiser. Récemment j’ai aussi repensé au travail de Bas Jan Ader et à l’action qu’il a réalisée à New York en 1972 : huit parpaings étaient retenus par des ficelles au plafond et en dessous étaient placés des objets jugés fragiles (un oeuf, un miroir…). La performance consistait à couper les fils et faire tomber les parpaings. Ce que j’aime c’est l’idée d’un poids qui est mis en tension, retenu par une ficelle très fine et la fragilité de l’objet en dessous. C’est ce rapport à la vulnérabilité qui me plaît beaucoup.

À l’automne 2023, à l’invitation du Frac Sud, j’ai été en résidence au sein d’un club d’haltérophilie à Sainte-Tulle dans les Alpes de Haute-Provence, chez M. et Mme Lepetit. Durant celle-ci, j’ai réalisé une série d’images dans lesquelles j’ai adopté des points de vue très proches du sol, car ma réflexion est orientée par cette question du poids, de la gravité. Au départ, j’ai pris quelques photos des posters présents dans la salle (des représentations de corps musclés) ainsi que des prises de vues des machines, car c’est un élément qui revient souvent dans mon travail. Procéder ainsi m’a permis de me faciliter l’entrée dans le lieu. Ensuite j’ai cherché à m’en détacher, à me rendre poreuse et invisible, pour tenter de trouver ou de faire advenir une forme nouvelle.

KS : Il y a plusieurs motifs qui se dégagent de cette recherche artistique : le motif du poids et de la charge, les machines et les représentations de corps, l’outillage... Comment ont évolué ces motifs au cours de la résidence, y a-t-il d’autres motifs qui se dégagent à présent ?

ECC : Dès le départ il y a eu un parti pris assez clair, celui de filmer en format vertical, comme un format « téléphone portable », c’est-à-dire celui que nous consommons le plus actuellement ; mais j’ai aussi choisi ce format en lien avec cette idée de gravité. Je filme des morceaux de corps, quelques visages, mais je ne filme pas la salle ou le groupe. C’est plutôt l’idée d’un corps morcelé ou hybride, composé à partir de plusieurs corps. Ainsi, j’ai filmé une machine où le corps est retenu par les chevilles : on est suspendu la tête en bas pour se détendre ou bien se muscler. L’image est coupée au niveau des cuisses : on sent que le corps est à l’envers mais il y a quelque chose d’étonnant, on ne comprend pas bien ce que l’on regarde. Et puis il y a la question du corps en lien avec des dispositifs techniques car je crois que je suis tout le temps surprise des objets qu’on invente.

KS : Et par l’hybridation entre le corps humain et les machines ?

ECC : Là, c’est assez élémentaire : il y a ce rapport entre le corps et la barre, un objet simple et minimal, qui n’a pas changé depuis x années. J’ai beaucoup observé les entraînements avec la barre : les mains changent de couleurs quand les athlètes la portent. Elles rougissent, elles deviennent bleues, elles deviennent vertes, elles tremblent… J’ai filmé les articulations, ce qu’il se passe dans les genoux quand le corps porte 100 kg. Ça soulève la question de comment le corps est impacté et ce qui s’y imprime. Je m’éloigne de fait du rapport à l’objet, à la machine. Ici c’est plutôt ce que le poids fait au corps, bien que ces poids soient justement assez absents des images.

KS : Mais on perçoit leur action sur les corps à travers les manifestations visuelles que tu décris.

ECC : Voilà. Et c’est pour cela qu’en parallèle de cette vidéo j’ai fait toute une série de sculptures qui sont inspirées par les paumes des mains pressées par la barre. Ce sont des sculptures hybrides où l’on reconnaît l’intérieur de la paume de la main.

KS : Est-ce que tu peux nous décrire plus précisément ces sculptures ?

ECC : C’est une pâte à modeler que je fabrique et qui est extrêmement sensible à la moindre manipulation, précise au point de pouvoir enregistrer les empreintes digitales par exemple. Je crée des sculptures à partir de cette pâte, qu’ensuite je photographie ou que je présente telles quelles.

KS : Tu parles de ces mains, de ces genoux qui sont déformés, dont l’aspect visuel est impacté par les actions de musculation, le port de charges lourdes – et tu m’avais parlé de ton intérêt pour l’écriture d’Elsa Boyer, et en particulier ses descriptions d’hybridations entre des corps humainx et des machines…

ECC : Ce qui m’avait beaucoup frappée ce sont ces chairs qui se disloquent, on ne sait plus qui est quoi… Les zones de parking en marge de la société…

KS : Dans son roman Beast, il y a plusieurs scènes qui se déroulent dans un quartier qu’elle nomme « la Zone », où se passent les transactions illicites. Des choses y sont transformées, métamorphosées pour être revendues sur le marché noir. Ainsi, dans un lieu qu’on imagine être un garage mécanique et une carrosserie, des voitures sont transformées pour devenir plus puissantes et changer d’apparence pour les besoins de « la Pègre ». Sa description des véhicules et des machines est très charnelle.

ECC : Que ce soit dans Beast ou dans Orbital, il y a un trouble dans sa façon d’écrire : « est-ce que l’on parle de corps, de machines, ou de dispositifs technologiques ? ».

« Il se laisse tomber dans le vide, détraque ses deux bras du coude jusqu’aux phalanges, les métacarpes métalliques s’extraient hors de la peau, s’allongent, harponnent la paroi que ses deux pieds joints enfoncent. Le coéquipier écartèle tout son bras gauche et arme un rayon, crève les cloisons, évite d’endommager les câbles, garde l’équilibre en augmentant la vitesse de sa course, atteint le poste de commande, charge les dernières données enregistrées et initialise un apprentissage flash de pilotage. Il programme le vaisseau pour un saut gravitationnel. Demeurée sur la passerelle, le prototype prolifère, s’alourdit de moignons et volutes. Des bouts d’elle s’étirent, s’assurent un appui, une prise sur les grilles de la passerelle, se détachent, boursouflent, agonisent. »

Tout est en morceaux. Cette vision influence mon regard dans ce projet sur l’haltérophilie... Ce qui m’intéresse dans ses textes, c’est aussi le rapport au pouvoir, et comment le pouvoir – et certains dispositifs techniques – affectent nos subjectivités. Ça se sent dans le langage, dans les mots employés. C’est quelque chose qui revient également dans mes recherches.

KS : La question du pouvoir médiatique est très présente dans Beast. La mise en scène du Président dans les meetings, mais aussi son remplacement par des automates, notamment pour apparaître à la TV et rassurer son électorat sur sa bonne santé. Il y a une mise en scène du pouvoir à travers les médias. Tu travailles la photographie, un média éminemment puissant et politique. Quel est ton rapport à la photographie ?

ECC : C’est une question centrale. Pendant 8 ans j’ai mené des ateliers d’éducation aux images dans des écoles élémentaires. Il s’agissait de permettre aux enfantxs de se rendre compte que les images ne naissent pas de nulle part, et que nous, en tant que spectateurices, nous avons des subjectivités, des manières de percevoir les images et que nous sommes actifves dans ce rôle. À un moment j’ai arrêté la photo pendant plusieurs années car je trouvais qu’on était saturéexs d’images, et que je voulais m’éloigner du règne de la visualité, de la prédominance de la vue par rapport à d’autres sens. Puis finalement je suis revenue à la photographie parce que paradoxalement c’est un médium tellement commun et dominant qu’il laisse beaucoup de liberté. Et puis quand on fait des images, elles vont simplement exister parmi d’autres. En faisant cela on participe à une sorte de flux et de matière médiatique permanente. Dans le contexte capitaliste dans lequel nous sommes, toutes les images que nous produisons finissent par être capitalisées. Mais on peut tout de même proposer d’autres régimes visuels, montrer des choses qu’on ne voit pas ou peu, qui sont invisibles ou invisibilisées. Essayer de faire des images qui nous rendent plus actifves, qui nous questionnent, qui ne nous laissent pas dans la seule consommation, qui interrogent les modèles et les images dominantes.

KS : Est-ce possible de produire des contre-images ?

ECC : Je suis influencée par des recherches sur la contre-visualité, tout en étant lucide sur le fait que toutes les images sont toujours rattrapées et absorbées par le marché et/ou le système médiatique. Je partage la critique formulée par Lygia Clark de « l’artiste ingénieur culturel » qui conforte les personnes spectateurices dans une position unique de contemplation et de divertissement. Je crois que l’art peut amener d’autres sensibilités, d’autres subjectivités… Je crois à une fonction émancipatrice, parce que sinon je n’en ferai plus !

Je pense qu’à un moment donné j’ai été très rationnelle avec mes productions et aujourd’hui, j’essaye de moins comprendre, de laisser de la place au « savoir du corps » comme le dit Suely Rolnik. C’est-à-dire de se laisser guider par nos affects, par nos savoirs me guide aujourd’hui dans ce projet.

KS : Suely Rolnik t’a beaucoup inspirée je crois, d’ailleurs tu as assisté à ses séminaires en Argentine, c’est cela ?

ECC : Oui en 2014. Et j’avais vu l’exposition Perder la Forma Humana qui avait beaucoup circulé à l’époque : à Buenos Aires, à Madrid, et au Brésil aussi je crois. C’est là que j’ai découvert son travail, ainsi que celui de Lygia Clark. Elle a beaucoup contribué à le faire connaître, en particulier dans sa dimension « relationnelle ». Relationnel doit se comprendre ici non pas dans le sens de Nicolas Bourriaud, mais dans ce que son travail produit en marge des systèmes institutionnel et marchand de l’art. Quand Lygia Clark est revenue au Brésil après avoir vécu en France, elle a pris le parti d’aller vers des propositions qui étaient d’ordre thérapeutique. La pensée de Suely Rolnik me stimule parce qu’il y a cette idée de résistance micro-politique.

KS : Elle met beaucoup en garde contre la récupération des artistes par l’institution, le marché, la macro-politique, et en contre-point elle dit qu’il y a un espace de liberté possible, à fleur de peau.

ECC : C’est ça, dans l’idée d’un corps vibratile qui se laisse traverser par ses affects et ses affections, qui laisse affleurer le malaise et la vulnérabilité. Elle prend par exemple l’oeuvre Caminhando de Lygia Clark, qui est une sorte de ruban de Moëbius : elle décrit ses deux faces, d’un côté la société patriarcale, capitaliste, coloniale, et de l’autre le régime des affects, des affections, des pulsions, ce qui aurait tendance à être refoulé. Elle dit que ce sont deux faces qui vont ensemble, c’est-à dire qu’il s’agit d’avoir conscience du contexte dans lequel on évolue, de notre histoire collective, et en même temps de laisser émerger le refoulé et le malaise parce que c’est ça qui fait la « santé », quand le malaise et la vulnérabilité sont là. Et c’est aussi là où la création peut avoir lieu – pensée au sens large.

KS : Les dispositifs comme les résidences artistiques qui sont en lien avec des structures du monde civil – c’est-à-dire en dehors des institutions culturelles : contextes scolaires, complexes sportifs, mais aussi prisons ou hôpitaux… – permettent-ils de déhiérarchiser ? D’être plus en lien avec les sujets d’intérêt et de recherche que tu décris ?

ECC : Dans ma vie quotidienne, je trouve fondamental d’être en lien avec des contextes non artistiques. Ce type de résidence – comme celle-ci au club d’haltérophilie – le permet en effet, et il y est très intéressant d’apporter un bagage ou une méthodologie qui vienne de l’image documentaire.

Pour moi c’est aussi la possibilité d’être en lien avec des personnes avec lesquelles je n’aurais pas été en lien dans ma vie personnelle. Cette résidence pose un cadre et permet une rencontre qui ne se serait pas faite sinon, puisque j’habite Marseille – et non pas les Alpes de Haute-Provence – et que je ne pratique pas l’haltérophilie !

KS : Tu as commencé ta pratique artistique en produisant des images, puis tu as refusé d’en produire et tu as développé d’autres formes, pour finalement y revenir en cherchant à explorer différents régimes d’image et de visualité. Lygia Clark a également exploré différents modes de perception : en masquant la vue, en contenant et contraignant les membres. C’est articulé dans son travail avec la mémoire des traumas – personnels et politiques – et leur inscription dans le corps. Peux-tu nous parler de ces recherches que tu as menées sur les perceptions, et la manière dont ces recherches se poursuivent aujourd’hui – malgré le retour de l’image – avec la pâte à modeler que tu as mise au point, notamment. Cette pâte dans laquelle le corps s’imprime, et qui rend visible en retour ce qui s’imprime dans le corps. Cette métaphore persiste aujourd’hui dans ton travail.

ECC : Mon histoire familiale est marquée par la dictature au Chili. Ma mère est arrivée en France et a demandé l’asile politique. C’est une histoire traumatique qui m’a accompagnée et qui m’a été transmise. Se perçoit dans mon travail quelque chose de l’ordre de ce que nos corps racontent. Qu’est-ce qui est refoulé et s’imprime dans les corps et les gestes, dont on ne se rend pas forcément compte. Je pense que ma manière de photographier et de filmer les corps se fait l’écho de cette question.

Sur un autre point, j’ai commencé un travail il y a plus d’un an dans des espaces de rééducation. Je photographie des centres de kinésithérapie – les lieux, pas les personnes, car ce sont des endroits de vulnérabilité et de soin – en m’intéressant à la manière dont ces espaces sont construits et pensés pour accueillir la douleur. Dans ces photos il y a souvent des représentations humaines, des squelettes notamment. Ces morceaux de squelettes qui sont présentés aux patientexs sur des bureaux, des étagères – de manière pas forcément consciente par les praticiennexs – renvoient à des morceaux de corps, des corps désarticulés, démembrés. Je présente ces images encastrées dans du béton cellulaire. Cette matière fait à la fois référence au poids (puisque sa masse est difficile à percevoir et à évaluer), et à la matière osseuse car elle est très poreuse, comme la pierre ponce. De par mon histoire personnelle, la rééducation c’est la possibilité autant que l’impossibilité de guérir. Dans les sculptures que je fais actuellement avec la pâte à modeler, je pense que je l’aborde de manière plus frontale. Me sont revenus en mémoire les peintures et dessins préparatoires représentant des morceaux de corps, que Géricault a réalisés pour Le Radeau de La Méduse. Je pense qu’au-delà de mon histoire personnelle et familiale, ces travaux font écho pour moi au contexte actuel de guerres et de répressions.

KS : Dans tes images et dans tout ce que tu produis, il y a un format ou une dimension fragmentée : des zooms sur des détails, des fragments… comme un buste sans tête, un bras isolé.

ECC : On m’a dit parfois que mes photos ont l’air de scènes de crime ! En raison de la lumière qui est très froide, et de la réunion de tous ces fragments qui font penser à une démarche de détective. C’est vrai que mes images ont quelque chose de méthodique et d’analytique. Je repense à Nicolas Poussin et au concept de tragédie dans le paysage. Dans ses tableaux, on ne voit pas la tragédie, mais on sent qu’un événement a eu lieu. Je pense qu’il y a quelque chose de cet ordre dans mes photos, il s’est passé quelque chose, on ne sait pas quoi, mais on perçoit une violence latente.

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